Le spectre des émeutes de la faim plane de nouveau sur l’Afrique

Portée par la forte progression des cours mondiaux de l’énergie et des denrées alimentaires, cette inflation importée menace d’exacerber le mécontentement des populations.

C’est à la fois le cauchemar des uns et le plus secret espoir des autres : que la forte inflation importée en Afrique ressuscite, sur le continent, en avant-première de la célébration de la pâques chrétienne, la vague des émeutes de la faim, qui, en 2007-2008, avaient fait vaciller tant de pouvoirs sur le continent, et servi de déclencheur objectif au fameux «Printemps arabe».

Et dans les faits, la menace est réelle. Depuis le début de l’offensive russe en Ukraine, deux des fournisseurs mondiaux les plus importants de denrées alimentaires et d’énergies, les cours mondiaux de ces produits s’envolent. Le prix du blé a crû de 62%; celui du maïs de 36% ; celui des graines de soja de 29%. Les prix des fertilisants, qui sont très critiques pour la production des denrées alimentaires, ont crû de 300%.

L’approvisionnement mondial reste largement dépendant des deux pays en conflit

Les prix de l’énergie ont eux aussi connu une progression fulgurante : début mars, le Brent, référence du brut en Europe, a frôlé les 120 USD le baril, seuil qui n’avait plus été atteint depuis 2012. Le West Texas Intermediate (WTI) américain a lui aussi dépassé la barre des 116 USD, un sommet qu’il n’avait plus atteint depuis 2008. Et au moment où ces lignes sont écrites, ce 27 mars 2022, les cours du brut sont toujours hauts. Le Brent continue de s’échanger à 119,98 USD le baril. En décembre 2021, il s’échangeait en moyenne à 74 USD ! Les prix du gaz naturel suivent la même tendance haussière, et ce dès le dernier trimestre de 2021.

Dépendance

Or l’Afrique dépend largement des marchés mondiaux pour ses approvisionnements dans ces produits. Le continent, qui dispose de 65% des terres arables non exploitées dans le monde, importe, et continuera d’importer selon la Banque Africaine de Développement (BAD) pour 110 milliards USD de denrées alimentaires en moyenne par an jusqu’en 2025.

Selon les chiffres compilés par la Conférence des Nations Unies sur le Commerce et le Développement (CNUCED) sur la période 2018-2020, pas moins de 15 pays africains importent plus du tiers de leur blé de la Russie et de l’Ukraine. Quinze d’entre eux en importent plus de la moitié.

Selon la même source, deux pays africains en sont même totalement dépendants : le Bénin, qui importe 100% de son blé de la Russie, et la Somalie qui importe 70% de son blé d’Ukraine et 30% de son blé de Russie. D’autres comme le Soudan (75%), la RDC (68%), et le Sénégal (65%), s’appuient également beaucoup sur ces deux sources d’approvisionnement. Si la majorité des pays sont tournés vers la Russie, qui fournit le continent à hauteur de 32% (contre 12% pour l’Ukraine), la Tunisie, la Libye, et la Mauritanie dépendent eux en grande partie du blé ukrainien (30 à 50% de leurs importations).

Constats quasi identiques du côté de la BAD dont le président, Akinwumi Adesina, indiquait en substance au Télégraph il y a quelques jours que le Bénin, la Somalie, la Tanzanie, le Soudan, la République Démocratique du Congo, l’Egypte ont jusqu’à 50% de leurs importations de blé à partir de la Russie et de l’Ukraine. «L’Afrique de l’Est importe 90% de ses besoins en blé d’Ukraine et de Russie» assure le président du Groupe de la BAD, qui rappelle que le Programme Alimentaire mondial (PAM), qui apporte une aide alimentaire à des dizaines de millions de personnes en situation de crise sur le continent, se fournit pour plus de la moitié de ses besoins en Ukraine.

L’enjeu, pour ces pays, est de parvenir à diversifier leurs approvisionnements.

Toujours selon Akinwumi Adesina, le prix des aliments compte pour 65% de l’indice des prix à la consommation. Donc, conclu en substance l’économiste, une hausse des prix des denrées alimentaires a des conséquences terribles pour le pouvoir d’achat des ménages, notamment les plus pauvres. «Cette hausse des prix va augmenter la pauvreté sur le continent. Elle va renforcer l’insécurité alimentaire», prédit le président de la BAD qui dit en être particulièrement préoccupé, y voyant le spectre des émeutes de la faim et du Printemps arabe.

Cameroun et Côte d’Ivoire

Mais Akinwumi Adesina en est convaincu : l’Afrique a les moyens de se sortir de ce danger. Cela nécessitera des investissements massifs pour accroître la production et la productivité agricoles du continent. Selon lui, fournir aux fermiers des variétés de blé résistantes à la chaleur permet, par exemple, d’augmenter en deux ans, la production de blé à l’hectare de 75% au Soudan et de 260% en Ethiopie.

En attendant, pour les gouvernements africains, il faut parer au plus urgent, avant que le rêve éveillé des autres, ne se transforme en réalité. «Enjeux Economiques» a observé les premières mesures de deux d’entre eux : ceux du Cameroun et de la Côte d’Ivoire. Ils ont en commun d’appartenir à l’espace francophone du continent, d’être des locomotives économiques de leurs sous-régions respectives, et d’être en proie à des tensions sociales plus ou moins latentes. Dans ses prochaines éditions, votre magazine continuera de suivre l’évolution de la situation sur tout le continent.

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