«Les produits de nos banques ne sont pas assez adaptés aux réalités locales»
C’est en publiant régulièrement des analyses pertinentes, et même disruptives sur l’industrie bancaire camerounaise qu’il s’est fait remarqué. Cadre dans le secteur bancaire, spécialiste du financement, de la gestion et du développement des entreprises (en particulier des Petites et Moyennes Entreprises), auteur, formateur, consultant, auditeur… Danny Dior Ngongang multiplie les casquettes et les postures. Ce qui a permis à ce diplômé de l’Université libre de Tunis et de l’INSTEC d’Abidjan d’affiner sa connaissance du secteur bancaire et d’accumuler, en plus de quinze ans de métier de banquier, une solide expérience. Pour «Enjeux économiques», et à la suite de son analyse des derniers états CERBER (le système de collecte, d’exploitation et de restitution aux banques et établissements financiers des états réglementaires, en vigueur en Afrique centrale) qui couvrent l’année 2023, il pose sur cette industrie un regard d’expert, informé, volontiers pédagogique, lucide et libre de tout corporatisme.
Le ratio de transformation des dépôts en crédits à long terme continue de se dégrader, passant de 38,2% à fin juin 2021 à 36,6% à fin juin 2022, et à 34% à fin juin 2023, avant de se relever un peu à 34,7% à fin 2023. Quelle en est l’explication ?
Pour faire simple, disons que cela peut être dû au fait qu’il y a un ralentissement des financements à long terme. Les banques dans notre environnement préfèrent toujours les financements qui ont un cycle de remboursement court.
Comment améliorer ce ratio de manière significative ?
Nous ne voyons que deux axes pour le moment : la création de banques spécialisées pour ce type de financement et l’établissement d’un cadre général de nature à rassurer les banques commerciales pour qu’elles s’engagent beaucoup plus au-delà du moyen terme. Ceci peut passer par l’application de certaines lois, l’apport des garanties de l’Etat pour certains financements, la mise sur pied de juridictions spécialisées et la clarté au niveau du registre foncier.
Fin juin 2023, le niveau d’intermédiation financière s’élevait à 66,8%, contre 69,3% à fin juin 2022. Il s’est établit à 69,97%, gagnant près de 5% en glissement annuel. Proche de la norme. Mais peut-on faire mieux, et si oui Comment ?
L’intermédiation calcule la transformation des dépôts en crédits. S’il faut saluer la croissance de ce ratio sur 1 an, il faut noter que d’une banque à l’autre les évolutions ne sont pas identiques : certaines sont au-delà du taux moyen quand d’autres arrivent à peine à 50%.Pour améliorer durablement cet indicateur, tout d’abord, toutes les banques devraient avoir leur volume de crédits qui croissent en même temps au moins au même rythme que les dépôts ; pour le moment nous avons quelques établissements bancaires qui ont de bonnes croissances et d’autres pas (ou très peu). Ce qui revient à dire financer encore plus l’économie, et pour y arriver, les banques ne sont pas les seules à devoir en faire plus. Cependant compte tenu de l’environnement dans lequel nous sommes, améliorer continuellement ce ratio n’est pas forcément la meilleure chose à faire. La norme situe idéalement ce ratio autour de 70% ; si toutes les banques peuvent s’en rapprocher ce serait un grand pas en avant.
Le tissu économique camerounais est largement constitué de Très Petites Entreprises (TPE) et de Petites et Moyennes Entreprises (PME), qui représentent collectivement 99,8% du total des entreprises. Or le taux effectif global (TEG) associé aux prêts bancaires à ces unités productive n’a cessé de croître (en 2022, il était de 11,86% soit 30 points de base de plus qu’en 2021), alors que celui appliqué aux prêts bancaires des autres catégories d’emprunteurs baisse globalement. Comment expliquez-vous cette situation ?
Ce qu’il faut déjà dire c’est que le TEG est le coût réel du crédit. Il englobe le taux d’intérêt, les frais d’étude de dossier, les assurances, les frais d’expertise, etc. Si nous prenons spécifiquement le taux d’intérêt, il rémunère entre autres le risque que prend une banque en finançant son client et pour de multiples raisons, les TPE et PME sont jugées plus à risque que les grandes entreprises.
Mais il faut bien faire baisser ce TEG pour accompagner plus de TPME…
Tout à fait. L’une des pistes de solution Pour y parvenir serait la garantie de l’Etat pour les financements accordés aux TPE/PME. Cela avait été activé pendant la période Covid pour certains secteurs d’activité. Il faudrait trouver des critères afin que ce soit plus inclusif. Il faut aussi que le cadre juridique et foncier soit amélioré. Un des grands freins aux financements des TPE/PME est l’absence de garantie et, plus loin, la réalisation de ces garanties en cas de non remboursement. Enfin, il faut aussi explorer d’autres types de garanties. Tout ceci serait de nature à faire baisser le coût du crédit. L’autre chose qu’on ne dit pas assez et qui freine le financement des TPE/PME ou renchérit pour elles le coût du crédit est leur faible structuration. J’entends par là leur existence légale, leur structuration, la production d’états financiers fiables et de nature à conforter le banquier, des plans de continuité des activités en cas de disparition du dirigeant principal, un historique bancaire actif sur plusieurs années, etc.
Les régions septentrionales (Adamaoua, Nord et Extrême-Nord) représentent collectivement 3,84% des crédits bancaires et 2,95% des dépôts bancaires au plan national. Quelle est votre explication de cette forme d’ «Apartheid» bancaire ? Comment inciter les banques à «gagner le Nord» ?
Parler d’apartheid bancaire n’est pas vraiment correct selon nous car d’une part la plupart des banques en activités au Cameroun sont présentes dans ces régions et d’autre part, lorsque par exemple vous retirez Yaoundé de la grande région Centre/Sud/Est, il ne reste à peu près que 2% en crédits et 1,5% en dépôts pour les autres villes de cette grande région. Ce qu’il faudrait, et pas seulement dans ces régions, c’est avoir une activité bancaire adaptée aux localités. Si vous êtes une banque installée à Garoua [région du Nord, ndlr] et que vous n’êtes pas actif dans la chaîne de valeur du coton, du mil ou de l’arachide, ce sera difficile d’avoir des performances d’un certain niveau. Ceci vaut aussi sur le plan de l’obédience religieuse. Il faudrait avoir des outils de financement adaptés susceptibles d’attirer des clients additionnels. Certaines banques par exemple aujourd’hui ont des guichets dédiés à la finance islamique.
De manière globale, l’industrie bancaire reste très concentrée. La ville de Douala seule pèse près de 60% des crédits et près de 50% des dépôts. Avec la ville de Yaoundé, elle concentre 87% de l’activité bancaire en crédits et en dépôts. De plus, les 10 premières villes du marché bancaire pèsent 96,91% des crédits et 96,42% des dépôts. Pourquoi une telle configuration ?
De prime abord, les banques vont où il y a de l’activité. N’oublions pas qu’elles sont des entreprises commerciales et ont des objectifs de rentabilité. Que leur activité soit concentrée dans les villes de Douala et Yaoundé est assez logique, car ce sont les 2 principales villes du Cameroun.
A quelle condition cette industrie peut-elle s’étendre dans tout le pays et favoriser son développement ?
Pour parvenir à s’étendre (durablement) dans tout le pays, comme tout type d’entreprise, les banques ont besoin de savoir qu’il existe des débouchés. C’est-à-dire, dans cette industrie, une clientèle de personnes physiques et morales, et des activités économiques susceptibles de faire consommer leurs produits.
Plus généralement, l’industrie bancaire doit-elle se contenter de suivre le développement ou doit-elle le précéder et le booster ?
Cette question va nous ramener au dilemme de causalité tel celui qui questionne le premier arrivé entre l’œuf et la poule. L’industrie bancaire ne saurait se contenter d’attendre ou de suivre le développement. En effet, si toutes les banques attendent que tout soit prêt avant de s’installer dans certaines localités ou d’accompagner certains acteurs économiques, le développement que tous attendent ne se produira jamais. En même temps, elles ne sauraient opérer tels des pionniers en investissant dans de nouvelles agences sans se rassurer d’un minimum de retour sur investissement.
Comment améliorer le taux de bancarisation qui, dans sa mesure stricte, était à 33,1% en 2021 ?
Nos gouvernants mettent un accent particulier sur l’amélioration du niveau d’inclusion financière. Ceci passe aussi par une amélioration du taux de bancarisation qui devrait être une préoccupation de tous les acteurs économiques. En effet, ce n’est pas seulement en ouvrant des agences bancaires dans toutes les localités que nous pourrons y arriver. Dans un premier temps, l’Etat doit créer un environnement réglementaire, juridique, et fiscal qui favorise et encourage les ouvertures de comptes. Ensuite, les banques doivent aussi faire leur part en proposant des produits adaptés à leur cible, en développant un réseau et des services qui leur permettent d’être proches de celle-ci et de faciliter leurs transactions. Et enfin, les clients et prospects doivent se départir de leur prudence chronique pour transacter avec les banques : les entreprises par exemple en payant leurs fournisseurs ou employés par virements bancaires, et les personnes physiques en acceptant d’entretenir des comptes sans toujours regarder les 1000F de frais bancaires mensuels. Un des gros freins à l’amélioration du taux de bancarisation est culturel. Nous devons comprendre que le règne du «tout cash» n’est plus d’actualité et que la meilleure sécurité pour son argent n’est pas le plafond ou le bas du lit.
Vous venez de l’évoquer, il est généralement reproché à l’industrie bancaire, de ne pas assez concevoir et proposer des produits bancaires adaptés aux réalités locales. Pour vous, ce reproche est-il sévère ? Fondé ? Injuste ?
Je dirais qu’il est fondé. Pour la plupart les banques opèrent encore avec le modèle des banques occidentales alors que nos réalités sont tout autres. Nous connaissons depuis plusieurs années l’essor de grands groupes panafricains qui chacun à sa manière essaie de faire bouger les lignes, mais beaucoup reste encore à faire.
Fin 2023, les créances brutes en souffrance avaient continué de progresser en s’ajustant de 10,6% en glissement annuel. La situation devient-elle préoccupante ou inquiétante pour vous ?
Les créances brutes en souffrance sont toujours un indicateur préoccupant. Maintenant, je dis toujours qu’il y a les chiffres et la réalité derrière les chiffres. Nous nous réjouissons par exemple de la hausse des crédits de 12,75% entre décembre 2022 et décembre 2023. Mais nous voulons faire fi de ce que plus de crédits peut occasionner plus de risque de défaut. De mon point de vue, nous devons avoir deux lectures face à cette hausse des créances brutes en souffrance. La première consiste à distinguer les éléments constitutifs de ces créances (immobilisées, impayées ou douteuses) et lesquelles sont couvertes par des sûretés ou non. Ceci permet d’avoir une appréciation sur les possibilités de recouvrement ou de contentieux par exemple, ainsi que le niveau potentiel de sinistralité du portefeuille. La seconde va porter sur les actions à mener afin de réduire ce niveau de créances. Les actions classiques de recouvrement, restructuration, appel des garanties peuvent être mobilisées pour les cas qui sont encore maîtrisables. Pour les autres, ce sera sans doute le contentieux ou le passage en pertes/profits (provisionnement). C’est cette dernière option qui est parfois difficilement acceptable par les banques car cela revient à réduire son bénéfice. Et en fin de compte on se retrouve avec des créances immobilisées depuis plusieurs années qui forment aujourd’hui un noyau dur difficile à apurer.
Les quatre premières banques du marché sont aussi celles qui portent les volumes de créances brutes en souffrance les plus importants. Cela veut-il dire qu’il est difficile de décorréler financement de l’économie et maintien d’un portefeuille sain ?
Si nous nous basons sur la loi des grands nombres, nous dirons que plus vous financez plus vous avez de chance d’avoir des crédits qui ne sont pas remboursés. Les quatre premières banques portent 56,21% des crédits et 71,62% des créances brutes en souffrance. Dans l’idéal, ces proportions devraient être pareilles. Mais la réalité est tout autre. La recherche d’un portefeuille sain à tout prix ne peut conduire qu’à un ralentissement des financements : pour ne chercher que les financements les moins risqués et les financements couverts à 100% ; et pour prendre le plus de temps possible afin de se rassurer que tous les risques ont été cernés. Lorsque vous voyez les performances d’Afriland First Bank, elle porte 20,73% des créances brutes en souffrance de tout le marché bancaire, mais la part de ces créances sur son portefeuille n’est que de 12,07%. Donc, les alternatives existent pour diluer ou réduire la part des créances brutes en souffrance. Il faut toutefois noter que les crédits en souffrance existent parce que des clients n’ont pas remboursé leurs crédits, et certains sciemment. L’application de la loi n°2019/021 du 24 décembre 2019 fixant certaines règles relatives à l’activité de crédit dans les secteurs bancaires et de la microfinance au Cameroun pourrait à terme permettre de réduire les comportements des emprunteurs indélicats de nature. Un adage dit qu’on ne peut pas faire d’omelettes sans casser les œufs. Je le complète en disant qu’il faut juste bien choisir quels œufs nous allons casser.
Comment parvenir à articuler efficacement les banques classiques et les Etablissements de microfinance (EMF) proches du monde rural ?
L’attelage banques et EMF est capital pour la réussite du projet d’inclusion financière de nos gouvernants. Chacune de ces structures a quelque chose qui manque à l’autre, ce qui fait que les deux peuvent (et doivent) bien se compléter. Nous avons la chance d’avoir dans notre pays des réseaux de microfinance qui revendiquent une ancienneté et une expertise avérées (cas du réseau CAMCCUL ou des MUFFID). Nous avons aussi des banques panafricaines qui essaient d’apporter des solutions africaines aux besoins des clients. Le monde rural a cette spécificité qu’en majeure partie il repose sur les activités agropastorales et le petit commerce, qui n’ont pas forcément les faveurs des banques classiques ou qui se retrouvent éloignées des grandes villes et n’ont pas le potentiel nécessaire pour attirer des agences bancaires. Pour parvenir à évoluer ensemble et permettre un meilleur développement du monde rural, ces structures doivent travailler de manière complémentaire : « Ce que je peux faire commence là ou toi tu t’arrêtes». Cela se voit déjà aujourd’hui lorsqu’on évoque «l’agency banking » qui est le schéma classique de complémentarité entre la banque et la micro-finance qui permet aux clients des banques qui se trouvent en zone rurale d’effectuer leurs opérations aux guichets des EMF partenaires. Un autre exemple de complémentarité porte sur les opérations que ne peuvent pas faire directement les EMF pour leurs clients comme les domiciliations bancaires. Ils devront donc passer par des banques pour permettre à leurs clients de recevoir leurs fonds.
Qu’est ce qui selon vous bloque le démarrage des activités de AFRICA GOLDEN BANK (AGB)?
Je ne crois pas qu’il faille prendre le temps mis par AGB pour démarrer ses activités comme résultant de difficultés. Après l’obtention de l’agrément, les dirigeants disposent de deux ans pour lancer leurs opérations. Ce temps doit permettre le recrutement des employés, la mise sur pied d’un organigramme et d’une organisation solides, la recherche peut-être d’autres partenaires techniques, la recherche des locaux devant abriter les différents services et agences, etc. AGB est encore dans ce délai et rien ne permet pour l’heure de dire qu’ils ne seront pas au rendez-vous du démarrage de leurs activités.
Quel impact l’annonce du départ de Société Générale Cameroun (SGC) pourrait avoir sur le marché?
Nous ne saurions pour le moment dire quel impact pourrait avoir ce départ n’ayant aucune idée du calendrier de SGC dans cette opération, ne sachant non plus à quelles conditions ce départ serait négocié, quel rôle jouera l’Etat dans celui-ci (les exemples du Congo et du Tchad sont encore frais), qui prendra sa suite, etc. On pourrait néanmoins supposer qu’une perte au moins au niveau des dépôts serait susceptible d’arriver, les épargnants dans un réflexe sécuritaire préfèrent toujours avoir leur argent dans une banque qui n’annonce pas son départ. La baisse des dépôts de STD [Le groupe bancaire britannique, Standard Chartered Bank, avait annoncé, mi-avril 2022, son départ de plusieurs pays d’Afrique et du Moyen-Orient parmi lesquels le Cameroun, ce qui avait immédiatement provoqué un reflux des dépôts de la clientèle, ndlr] entre décembre 2022 et décembre 2023 (63,82%) pourrait nous donner idée de ce qui serait susceptible de se passer.