Carburants : pourquoi Yaoundé tient tant à maintenir sa subvention

En contradiction avec l’engagement qu’il avait pris en 2021 dans le cadre de son Programme avec le FMI de supprimer, avant juillet 2024, ce dispositif de soutien à la consommation, le gouvernement joue aujourd’hui la montre, alors que ce programme a été prolongé de douze mois pour lui permettre entre autres, de faire aboutir cette réforme. Yaoundé a bien conscience des graves conséquences qu’une telle renonciation lui fait courir sur la scène internationale, mais est bien décidé à prendre ce risque, tant les enjeux internes sont cruciaux pour lui. Voici pourquoi.

La délégation du Fonds Monétaire International (FMI) qui séjourne au Cameroun dans le cadre de la 7ème revue du Programme en cours avec le Cameroun a officiellement achevé sa mission hier, 16 octobre 2024. Le communiqué que l’institution financière internationale publiera à l’issue du Conseil d’administration d’examen et de validation du rapport de cette mission permettra d’avoir une vue claire sur le niveau d’exécution de ce Programme économique et financier approuvé en faveur du Cameroun en juillet 2021 et appuyé par deux véhicules de financement : la Facilité Elargie de Crédit (FEC) et le Mécanisme Elargi de Crédit (MEDC), pour un montant total de 483 millions de DTS, soit environ 689,5 millions USD, représentant 175% de la quote-part du pays.

L’attention des observateurs, tant internes qu’extérieurs, sera surtout portée sur le point de savoir à quelle décision commune les deux parties sont parvenues, à l’issue de cette revue, au sujet du démantèlement total, dès cette fin d’année, du dispositif national de subventions universelles aux carburants. Bref rappel de contexte : le Cameroun exploite, dans le cadre de son agenda d’assistance sociale, un dispositif de subventions universelles de certains biens et services parmi lesquels les produits pétroliers (essence, diesel, pétrole lampant), pour soutenir le pouvoir d’achat des ménages.

Dans le cas spécifique de ces produits blancs que le pays importe pour couvrir la totalité de sa demande, le but de ce dispositif particulièrement complexe d’arbitrages entre prélèvements fiscaux et dépenses fiscales sur toute la chaîne aval de cette industrie, est aussi de protéger l’économie nationale des pressions inflationnistes-et leurs conséquences-exercées sur elle par les fluctuations des cours mondiaux du pétrole brut, et garantir ainsi une stabilité interne des prix à la production, et surtout celle des prix à la consommation finale des ménages.

Fortes inégalités structurelles

Certaines années, où ces cours sont plus hauts, ces versements sociaux peuvent être particulièrement élevés-pour la seule année 2022, elles auraient coûté au trésor public, environ 1000 milliards Fcfa selon le FMI et le gouvernement, évinçant ainsi des dépenses économiques et sociales plus en cohérence avec les objectifs gouvernementaux de réduction de la pauvreté et de correction des inégalités structurelles dans un des pays les plus inégalitaires de l’Afrique subsaharienne, où la consommation des 20% les plus riches est dix fois supérieure à celle des 20% les plus pauvres, selon la dernière enquête (2021-2022) de l’Institut national de la Statistique (INS).

En plus d’exercer ces fortes pressions sur des finances publiques déjà exsangues, ces subventions à l’essence et au diesel sont à l’origine de graves distorsions-abondamment documentées à ce jour-sur le terrain de la justice sociale. Car à la différence du kérosène, qui est surtout utilisé par les ménages les plus pauvres (confirmant ainsi son statut de bien inférieur), l’essence et le gasoil sont des biens normaux, dont la demande progresse avec les revenus.

De ce fait, c’est d’abord aux riches, grands utilisateurs de ces deux produits, que ces subventions générales profitent. «D’après les estimations, les ménages du quintile de revenu le plus élevé vivant en milieu urbain perdront 440 000 XAF (770 USD) par an si les subventions aux carburants étaient complètement supprimées. Autrement dit, ce montant représente le niveau d’avantages qu’ils reçoivent actuellement des subventions», soutient la Banque mondiale dans sa dernière revue des finances publiques camerounaises. C’est donc en raison de leur régressivité qu’elles sont autant combattues par le FMI.

C’est pourquoi, avant d’approuver le Programme en cours en faveur du Cameroun, l’institution financière internationale avait inscrit, au deuxième rang des quinze réformes à mener par le pays, la suppression totale, certes progressive, de ce dispositif, et obtenu l’engagement formel et écrit du gouvernement, d’y procéder avant la fin du Programme, alors prévue pour juillet 2024.

On doit à la vérité d’écrire qu’en exécution de ses engagements dans le cadre de cette réforme, le gouvernement a bien réduit progressivement l’enveloppe des subventions aux carburants (1000 milliards Fcfa en 2022, 640 milliards Fcfa en 2023, 263,3 milliards Fcfa en 2024), profitant en partie du reflux des cours mondiaux du pétrole. Conséquence, les prix à la pompe ont connu deux augmentations. La première de 21% en février 2023, la seconde de 15% en février 2024.

Option prudente

Sauf qu’alors que le FMI s’attendait à ce que 2024 soit la dernière année de vie de cette subvention à l’essence et au diesel, le gouvernement a, dans le cadre de sa programmation budgétaire triennale (2025-2027), prévu de constituer, pour l’exercice fiscal 2025, une provision de 80 milliards Fcfa, au titre de la subvention aux carburants, marquant ainsi son option pour une poursuite-jugée «prudente» au ministère en charge des Finances-du régime d’allègement de cette subvention plutôt que sa suppression totale, au-delà du terme de son Programme avec le FMI. Et ce en totale contradiction avec ses engagements de départ, et à la grande surprise de son partenaire, qui avait déjà consenti à une prorogation de douze mois du Programme, c’est-à-dire jusqu’en juillet 2025, afin de «laisser plus de temps à la mise en œuvre des politiques et réformes».

Selon les informations de «Enjeux Economiques», cette budgétisation relève bien d’une démarche déterminée du gouvernement qui tiendrait «beaucoup au maintien de cette subvention au moins jusqu’en 2025» selon un cadre de la Caisse de Stabilisation des Prix des Hydrocarbures (CSPH) proche du dossier. Quitte à contrarier l’aboutissement heureux de ce Programme avec le FMI et à fragiliser à la fois ses relations futures avec cet acteur central de la finance mondiale, et sa signature internationale.

Pour rappel, c’est un «banal» rapport de fin de revue du FMI pointant des retards-qui étaient du reste réglés au moment de la parution du rapport-sur le service de la dette extérieure du pays, qui avait provoqué, en août 2023, un abaissement actif de la note souveraine du Cameroun par les agences de notation Moody’s et Standard and Poor’s, compromettant du coup la campagne prévue par le trésor public cette année-là sur les marchés financiers mondiaux.

Une élection présidentielle qui s’annonce tendue et à laquelle le Président sortant Paul Biya devrait se représenter, aura lieu l’année prochaine.

Si le gouvernement est autant prêt à prendre tous ces risques, c’est qu’il fait face à une conjoncture, au moins partiellement prévisible du reste, qui l’incite à redéfinir ses priorités. Au plan extérieur, la régionalisation du conflit au Moyen-Orient entre Israël et ses voisins a rendu les cours mondiaux de l’or noir particulièrement volatiles. Après avoir frôlé la barre symbolique des 80 USD le 10 octobre 2024, le baril de Brent-la valeur de référence mondiale-pour livraison en décembre, est redescendu à 73,57 USD le 15 octobre 2024.

Dans le même temps, son équivalent américain, le baril de West Texas Intermediate (WTI), pour livraison en novembre, s’affaissait à 70 USD. Les cours de l’or noir fluctuent ainsi, de séance en séance sur les places boursières mondiales, au rythme des déclarations politiques des dirigeants de la région, exacerbant ou atténuant la menace d’un conflit total dans la région.

Température d’ignition

La puissante Agence Internationale de l’Energie (AIE) a beau assurer depuis que le marché restera «suffisamment approvisionné» pour faire face aux tensions, et qu’ainsi les cours ne s’affoleraient pas au moins jusqu’en fin 2025, mais la situation reste particulièrement suivie dans le monde et en particulier au Cameroun, d’autant que la baisse, en septembre 2024, d’un demi-point de pourcentage-la plus importante depuis 2020-de ses taux directeurs par la Réserve fédérale américaine (Fed), continue de stimuler la croissance économique dans le monde, et donc la demande de pétrole brut.

Yaoundé observe particulièrement la situation d’autant qu’en 2025, le pays organise une élection présidentielle à hauts risques : Paul Biya, 91 ans dont 42 ans au pouvoir, devrait, selon toute vraisemblance, se représenter, dans un contexte inflammable de doutes généralisés sur ses capacités physiques à diriger le pays, et de batailles larvées pour sa succession.

En portant l’inflation du pays, déjà structurellement élevée (7,4% en 2023 selon les chiffres officiels) à des niveaux incontrôlables, une éventuelle montée en flèche-certes peu probable-des cours mondiaux de l’or noir, mécaniquement répercutée à la pompe durant cette année particulièrement sensible, pourrait porter toute la scène à sa température d’ignition.

Dans un pays où le souvenir des émeutes de la faim-ces violences urbaines réprimées dans le sang par le régime en février 2018 et qui firent plusieurs dizaines de morts-objectivement et directement provoquées par une brusque poussée de fièvre des prix à la consommation finale des ménages, date d’hier, le gouvernement serait prêt à tout pour ne laisser aucune chance d’objectivation d’un tel scénario catastrophe. D’où sa démarche tout à fait assumée, de maintenir une provision budgétaire pour ces subventions en 2025.

«Jusqu’ici, dans la gestion de ce dossier, le gouvernement affiche sans doute une posture maximaliste, traditionnelle en matière de négociations à ce niveau d’enjeux. Mais en cas de barrage définitif et inconditionnel de son partenaire [le FMI, ndlr], il peut tout à fait lui concéder cette suppression définitive dès cette année 2024 pour tenir ses engagements de départ et faciliter la conclusion de son Programme. Et si la nécessité de subventionner les prix à la pompe s’impose en 2025, il y procèdera simplement et régularisera son budget après le mois de juillet, c’est-à-dire quand le Programme sera terminé, par un collectif budgétaire», tempère notre source de la CSPH.

Point de vue

Pour sa signature internationale, une telle option ne serait pourtant pas moins dommageable pour le pays que la première qui emporte jusqu’ici le choix de ses dirigeants.

Reste maintenant à savoir jusqu’où le FMI, les marchés financiers, les partenaires bilatéraux et multilatéraux du Cameroun desquels le budget du pays demeure du reste très dépendant, sont prêts à épouser son point de vue. Ou plutôt, si le pays dispose de ressources pertinentes pour leur imposer son point de vue.

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