Cameroun : comment le gouvernement a transformé le budget d’investissement public en caisse secours

Il était déjà confronté à deux teigneuses maladies: une allocation budgétaire insuffisante et la sous-consommation de ses ressources. Mais depuis 2020, le BIP doit faire face à un détournement d’usage majeur, alors même que plus qu’hier, il est le principal outil de pilotage économique et budgétaire à même de préparer le pays aux défis pressants de l’avenir.

Rosette Moutymbo Ayayi est, on va le voir, une femme d’une extrême patience. Le 5 octobre 2023, le Comité national de Suivi de l’Exécution Physico-financière de l’Investissement Public (CNSEPFI) qu’elle préside tient, à Yaoundé, sa première session au titre de l’année 2023. Et pour dire le moins, les résultats des évaluations au 30 septembre 2023 de l’exécution physico-financière des projets inscrits au Budget d’Investissement Public (BIP) au titre de l’année fiscale finissante (le ministre des Finances a ordonné l’arrêt des engagements sur le budget 2023 au 15 novembre 2023), que présentent les membres de ce comité sont préoccupants.

A date, les différents maîtres d’ouvrage de ces projets ont pu engager 570,07 milliards Fcfa, soit un taux d’engagement financier de 42,12% en recul de 12,29 points en lecture annuelle par rapport aux 54,41% de taux d’engagement à fin septembre 2022. Les liquidations se montent à 506,23 milliards Fcfa, soit un taux de liquidation de 37,40%, en décrochage de 15,83 points en glissement annuel par rapport aux 53,23% réalisés à fin septembre 2022. Les ordonnancements, évalués à 473,54 milliards Fcfa, affichent un taux de réalisation de 34,98%, soit 14,88 points derrière leur performance de la même période en 2022, qui était alors de 49,86%. Last but not the least, le taux d’exécution physique des projets, qui pointe à 40,77%, après avoir cédé 15,33 points en glissement annuel par rapport aux 56,10% de fin septembre 2022, comme le montre le tableau ci-dessous. En somme, un recul net, total, sans bavure.

La faute, selon les membres du CNSEPFI, principalement à l’exécution jugée «peu satisfaisante» des projets relevant des financements extérieurs. «Ceux-ci affichent un taux de décaissement de 25,93% contre 58,28% à la même période en 2022, soit une baisse de 32,35 points et un taux de réalisation physique de 33,11% contre 61,78% à la même période en 2022, soit une diminution de 28,67 points», explique alors le ministère en charge des Investissements publics. Avant de remiser, au surplus, les autres inusables raisons de ces performances : faible appropriation des procédures d’exécution des Fonds de contrepartie (FCP) et subventions d’investissement ; crise sécuritaire dans certaines régions administratives, insuffisance de la dotation des FCP ; renchérissement des coûts des matériaux locaux et des produits importés, etc.

Comme présidente de la commission des Finances de l’Assemblée nationale, c’est Mme Ayayi qui a reçu le mandat de la chambre basse du Parlement de suivre, évaluer en amont et tout le long de l’année (c’est-à-dire pendant qu’il est encore temps d’améliorer la performance, avant l’évaluation à postériori que le Parlement fait en fin d’année) la bonne exécution par l’exécutif du Budget d’Investissement public (BIP), mettre si nécessaire celui-ci sous pression, et exiger les mesures correctives appropriées. Il s’agit en fait, de la vigie permanente du peuple pour ce volet de l’action du gouvernement et de l’administration. Mme Ayayi est une femme d’une extrême patience, disions-nous, car c’est elle qui monte au pupitre, le 5 octobre 2023 pour… défendre l’exécutif: «Ce taux est acceptable au regard de l’environnement et aux réalités sur le terrain (…) Il y a des disparités selon les régions, les départements ministériels…, mais il faut tenir compte de leurs difficultés pour pouvoir analyser le taux» soutient-elle alors.

Rattraper les insuffisances du DSCE

Mais l’on peut déjà tenir pour acquis que le taux d’exécution physico-financière des projets inscrits au Budget d’Investissement Public (BIP) au titre de l’année 2023 se hissera difficilement (sinon tout simplement pas) au-dessus des 82% obtenus à fin 2022. Et ce ne serait pas loin d’être perçu, comme une énième faute politique de l’exécutif sur cette question.

Le gouvernement le reconnaît lui-même : sa gestion du budget d’investissement public, jusqu’ici peu satisfaisante, est désormais potentiellement rédhibitoire pour l’atteinte par le Cameroun du statut de Pays émergent en 2035. Globalement, les difficultés des autorités à exploiter optimalement ce levier peuvent être sériées à deux niveaux : le volume des ressources affectées à l’investissement public d’une part, et, d’autre part, on l’a vu, le faible niveau de consommation desdites ressources, de tout temps décrié, y compris par le chef de l’Etat Paul Biya.

S’agissant du volume des ressources affectées, après de bonnes performances dans les premières années de la décennie 2010-2020 que couvrait le Document de Stratégie pour la Croissance et l’Emploi (DSCE), la part du BIP dans le budget total de l’Etat a continûment dévissé, comme le montre le graphique ci-dessous. A partir de 2018, cette part du BIP dans le budget de l’Etat est repassée en dessous de la cible de 30% que le gouvernement avait fixée pour cette période décennale. Elle ne parviendra plus à la dépasser. Surtout depuis 2020 avec le début de la mise en œuvre de la Stratégie nationale de Développement (SND 30) qui couvre la période 2020-2030, et qui, tout à sa volonté de rattraper les insuffisances du DSCE, avait relevé sa cible à 40% de la dépense totale de l’Etat. Au contraire, le recul du BIP s’est accentué. Pire, depuis quatre ans, le gouvernement l’a utilisé un peu comme une caisse secours.

C’est notamment le cas en 2023. En passant de 1 386, 7 milliards Fcfa en loi de finances initiale à 1 359,2 milliards Fcfa en loi de finances modifiée, le budget d’investissement a perdu 27,5 milliards Fcfa, alors que le budget général de l’Etat prenait le chemin inverse, s’ajustant de 367,7 milliards Fcfa, en passant de 6 274,8 milliards Fcfa en loi de finances initiale, à 6 642,5 milliards des mêmes francs en loi de finances modifiée. En valeur relative, l’ordonnance du président de la République du 2 juin 2023 a fait perdre 1,6 point au BIP qui est alors passé de 22,1% de l’enveloppe budgétaire globale initiale, à 20,5% de l’enveloppe globale réformée.

La même manœuvre avait déjà opéré en 2022. Le BIP avait dû céder 60 milliards Fcfa (passant de 1 479 milliards Fcfa en loi de finances initiale à 1 419 milliards Fcfa en loi de finances modifiée) au budget général de l’Etat qui avait crû, grâce à d’autres arbitrages, de 378 milliards Fcfa, passant de 5 599,7 milliards Fcfa en loi de finances initiale à 5 977,7 milliards des mêmes francs en loi de finances modifiée.

Variable d’ajustement

En 2021, heureusement, le BIP a été épargné (voir tableau ci-dessous). L’ordonnance présidentielle portant collectif budgétaire du 7 juin 2021 avait en effet laissé sa dotation inchangée à 1 352 milliards Fcfa, alors qu’elle portait le budget général de l’Etat de 4 670 milliards Fcfa en loi de finances initiale, à 5 235,2 milliards Fcfa en loi de finances modifiée, soit une hausse de 565,2 milliards Fcfa.

2020 est la seule année depuis le début de la décennie où, contraint par les conséquences économiques, sociales et financières de la Covid-19, le gouvernement a dû réduire l’espace budgétaire général de l’Etat de 4 951,7 milliards Fcfa en loi de finances initiale à 4 409,04 milliards Fcfa en loi de finances réformée, soit une perte de valeur de 542,66 milliards Fcfa. Comme il fallait s’y attendre, le BIP a servi de matelas d’amortissement de cette baisse (qui autrement aurait été plus importante), en cédant 242 milliards Fcfa de son enveloppe, qui est ainsi passée de 1 496,3 milliards Fcfa à 1 254,3 milliards des mêmes francs après le collectif budgétaire du 3 juin 2020.

En clair, depuis qu’à la suite de la Covid-19 le gouvernement a quasi systématisé la modification du budget de l’Etat en cours d’année fiscale, c’est dans le budget d’investissement public (il l’a fait 3 fois sur quatre) qu’il commence par puiser, presque par réflexe, les ressources dont il a besoin soit pour réduire l’ampleur la baisse du budget général de l’Etat, soit pour financer une hausse du même budget. Une véritable variable d’ajustement en somme. Au détriment, évidemment, de l’investissement public dont l’on connaît les effets multiplicateurs sur l’économie, mais surtout, l’effet stimulateur sur l’investissement privé, et donc sur la croissance économique, qui elle aussi, en signe de protestation, s’est vigoureusement et durablement écartée du sentier que le gouvernement lui a tracé, sentier qu’elle n’a du reste effleuré qu’une seule fois depuis 2010 (exclu), comme le montre le tableau ci-dessous.

Les difficultés du gouvernement à apprivoiser cette croissance et à l’aligner sur ses objectifs (en termes de sentier et de profil) procèdent, en grande partie, des retards accumulés au cours des dernières dans le domaine de l’investissement public.

Pour la suite, le gouvernement se dit mobilisé à inverser la tendance. «Au plan global, il s’agira de préserver l’investissement public, à l’effet de rattraper sur la période 2024-2026 le niveau de 30% des dépenses d’investissement sur les dépenses totales, et d’approcher la cible de 40% fixée par la SND30», écrit-il dans sa programmation budgétaire pour la période 2024-2026. Le projet de loi de Finances 2024 qu’il va soumettre à l’examen du Parlement au cours de la session parlementaire en cours donnera une indication claire sur sa volonté de progresser significativement, enfin, sur ce dossier.

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