Electricité : au Cameroun, c’est le pilotage stratégique qui fait le plus défaut
Confronté à une crise dont il peine à se sortir, le gouvernement a opté, depuis des mois, à une première stratégie : désigner un bouc-émissaire. Le distributeur Eneo, qui, à la vérité, y a prêté le flanc, a vite été trouvé. Sauf qu’il n’est pas suffisamment grand pour cacher toute la forêt d’une gouvernance sectorielle largement déficitaire.
Le Premier ministre de la Corée du Sud, Han Duck-Soo, a achevé, le 1er novembre 2023, sa visite de travail de 48 heures au Cameroun. Au cours de cette visite, le chef du gouvernement coréen a discuté avec les plus hautes autorités du Cameroun, de la coopération bilatérale, mais aussi des opportunités économiques et commerciales que son pays souhaite saisir au Cameroun dans les prochaines années. Les heures qui viennent permettront de savoir si le dirigeant coréen a remis sur la table, le projet de développement des énergies renouvelables au Cameroun. Bref rappel des faits.
Le 19 juillet 2015, l’ambassadeur de Corée du Sud au Cameroun, Lim Jea-Hoon, et le ministre camerounais en charge de l’Economie, Emmanuel Nganou Djoumessi, signent, au nom des gouvernements des deux pays, un protocole d’accord en vue de l’élaboration d’un Plan directeur de développement des énergies renouvelables au Cameroun. En fait, depuis 2013, l’Agence coréenne pour la Coopération internationale, la Koïca, prépare le document, sur la base de recherches effectuées sur onze sites situés dans les régions du Centre, de l’Est, du Nord-Ouest, du Sud-Ouest, et du Sud. Le 7 décembre 2017, le gouvernement coréen remet officiellement ce Plan directeur aux autorités camerounaises. On en entendra encore vraiment parler qu’en 2021, lorsque le ministre camerounais de l’Eau et de l’Energie, Gaston Eloundou Essomba, annonce que l’Agence internationale pour les Energies renouvelables (plus connue sous son acronyme anglais IRENA), a accepté de collaborer avec le Cameroun sur le projet. Et depuis, plus rien.
Rapport diaphane
La gestion de ce dossier est particulièrement révélatrice du rapport diaphane que les autorités camerounaises entretiennent avec le secteur des énergies renouvelables, composées, au sens de la loi du 14 décembre 2011 régissant le secteur de l’électricité au Cameroun, de l’énergie solaire photovoltaïque et thermique, de l’énergie éolienne, de l’énergie hydraulique des cours d’eau de puissance exploitable inférieure ou égale à 5 MW, de l’énergie de la biomasse, de l’énergie de la géothermie, des énergies d’origine marine. Cette loi avait ouvert la possibilité de créer une agence dédiée à la promotion et au développement de ces énergies renouvelables. Douze ans plus tard, le gouvernement n’a pas trouvé opportun de la mettre sur pied. Le même gouvernement s’était engagé, dans le cadre de la Stratégie nationale de Développement 2020-2030 (SND 30), à mettre en place une législation privée pour stimuler l’investissement privé national dans la construction des mini-centrales hydro[1]électriques et les centrales solaires. Cette législation reste toujours attendue. De même, il s’était engagé à mettre en place «une stratégie sur les énergies renouvelables avec des incitations pour la vulgarisation et l’adoption du solaire photovoltaïque». Cette stratégie reste attendue. Bien plus : dans la «matrice d’actions prioritaires» de la SND 30, le ministère de l’Eau et de l’Energie s’était engagé à revoir le cadre légal et réglementaire sur le mix énergétique, dans le but de favoriser le développement des énergies renouvelables. Il lui faut manifestement plus de trois ans pour y parvenir.
De cet ensemble, il convient d’en isoler un, pour mieux mesurer l’ampleur du problème : la biomasse. Selon la SND 30, «le Cameroun apparaît comme un grand réservoir d’énergie biomasse», en raison, explique le document, «de l’importance, de la diversité et de la densité de son couvert forestier, ainsi que son abondante végétation naturelle». Il s’agit en effet de la source d’énergie primaire la plus disponible, la plus accessible, et la plus fiable, en particulier pour les populations rurales et, de manière plus générale, pour les couches de la population les plus défavorisées. Selon le gouvernement, le bois-énergie représente la deuxième production d’énergie primaire (44%), derrière le pétrole brut (48%), devant les productions d’électricité primaire et de gaz naturel avec des parts de 5% et 4% respectivement. La SND 30 pondère d’ailleurs à 70%, la part de la demande nationale en énergie couverte par l’énergie de la biomasse. «A cette demande intérieure, il convient d’ajouter la forte demande mondiale en produits végétaux destinés à la transformation en énergie biomasse, qui constitue une excellente opportunité pour les exportations camerounaises de denrées-énergie. Ainsi, le Gouvernement entend veiller à la bonne utilisation de la biomasse et promouvoir la production des dérivées énergétiques de la biomasse», soutient la SND 30.
Gaz à effet de serre
«Le contenu en électricité des résidus de biomasse est d’environ 1050 GWh soit un quart de la consommation d’électricité du pays. Environ 700 GWh pourraient être injectés dans le réseau interconnecté. Il s’agit d’une source intéressante d’énergie pour remplacer les combustibles fossiles importés, contribuer à la réduction des gaz à effet de serre et créer des emplois. Cela permettrait également de fournir de l’électricité dans les zones où aucune extension de réseau électrique n’est prévue», écrit le même gouvernement, dans l’Atlas de développement physique du Cameroun.
Et pour saisir ces immenses opportunités, quelques initiatives privées sont déjà à l’œuvre. Le cas par exemple, de la Société d’actions prioritaires intégrées de Développement agricole pour le Cameroun (Sapidacam), qui entend mettre sur pied vingt agropoles dans sept régions du pays. Le projet, en cours de mise en œuvre, devrait permettre de produire 1,5 milliard de banane-plantain à partir desquels, l’entreprise entend produire 200 MW d’électricité et 120000 tonnes de biogaz.
Les retards du gouvernement dans la mise en place d’un cadre de promotion des énergies renouvelables dans le but d’équilibrer le mix électrique national, sont, du point de vue du pilotage stratégique, la source de la grande partie des maux dont souffre le système électrique camerounais, très concentré dans l’hydraulique, et de ce fait, tour à tour très exposé et très vulnérable, et désormais attaqué.
Dans son rapport annuel 2020, l’opérateur Eneo (filiale du groupe Actis, qui a sous gestion 978 des 1557 MW de puissance installée, soit 63% des capacités de production électriques du pays), les centrales hydroélectriques disposent de 62% des capacités installées du pays, 24% pour les centrales thermiques, 14% pour les centrales à gaz, et 0,1% pour les centrales solaires. Depuis, 30 MW ont été ajoutés à la puissance installée du solaire (15 MW à Maroua dans la région de l’Extrême-Nord et autant à Guider dans celle du Nord). Pas assez, pour modifier structurellement cette distribution. Concentration dans les capacités installées, concentration dans la production : selon Eneo toujours, 70% de la production électrique de 2021 est venue des centrales hydroélectriques, 28,5% des centrales thermiques.
Système détraqué
Et quand cette énergie primaire connaît des perturbations, c’est l’ensemble du système qui se détraque. Pendant des décennies, cela a été le cas pour le bassin de la Sanaga, équipé des barrages de Song Loulou (384 MW installés) et d’Edéa (276 MW installés). Les baisses de son débit privaient les deux ouvrages d’aval d’une bonne partie de leurs capacités durant les périodes d’étiage, au point de contraindre le gouvernement d’y installer un ouvrage de retenue d’eau de 6 milliards de mètres cube d’eau. Depuis sa mise en service en 2016, le barrage-réservoir de Lom Pangar a en effet permis de stabiliser le débit du fleuve durant toute l’année, et d’exploiter optimalement les centrales de Song Loulou et Edéa.
Lagdo (72 MW installés) et Memvé’ele (211 MW installés), construites respectivement sur les fleuves Ntem et Benoué, restent largement dépendantes des saisons. Et avec elles, l’offre électrique. Ce qui débouche sur des délestages massifs et réguliers. Le gouvernement mature depuis plusieurs années maintenant, un projet de barrage de retenue sur le Ntem, pour en régulariser le débit.
Le problème, c’est que l’aménagement et l’exploitation de ces ouvrages de retenue ont des coûts, qui se traduisent par une augmentation du prix du kilowattheure (Kwh) consommé, le surplus étant payé par le consommateur ou par l’Etat (ce qui revient pratiquement au même), au titre de la redevance d’eau, instituée par la loi du 14 décembre 2011 régissant le secteur de l’électricité. La loi de Finances de 2023 en a fixé les taux par année fiscale : seize millions FCFA (Hors Taxe) par mégawatt installé pour les producteurs hydroélectriques et vingt millions FCFA (Hors Taxes) par mégawatt installé pour les auto-producteurs à des fins industrielles.
Eneo, qui exploite les barrages de Song Loulou et d’Edéa (660,2 MW installés sous gestion sur la Sanaga), doit verser à Electricity Development Corporation (EDC), le concessionnaire du stockage d’eau pour la production d’électricité et gestionnaire du barrage-réservoir de Lom Pangar, 19,2 milliards Fcfa au titre de cette redevance d’eau pour la seule année 2023.
43 Fcfa le Kwh
Ce qui veut dire qu’aux taux actuels, EDC, gestionnaire du barrage de Memve’ele, devra verser à EDC, concessionnaire du stockage d’eau pour la production d’électricité, 6,13 milliards Fcfa par an, au titre de cette redevance d’eau. Ce qui va se traduire par une hausse du coût du Kwh produit, que EDC cède actuellement au distributeur Eneo à 43 Fcfa/Kwh, et, mécaniquement, par une hausse du prix de ce même Kwh à la consommation. Et l’on met le doigt sur le premier ressort structurel des coûts d’exploitation élevés associés au système électrique camerounais.
La deuxième conséquence de cette grande concentration du système électrique à l’hydroélectricité, c’est le recours massif aux énergies béquilles, et en l’occurrence, les énergies fossiles. On l’a vu, les centrales thermiques disposent de 24% des capacités installées du pays, et ont produit 28,5% de l’électricité totale en 2021. Or, depuis l’arrêt d’activité de son unique raffinerie (la Sonara) suite à l’incendie qui, le 1er juin 2019, a détruit une grande partie de ses installations, le Cameroun importe la totalité des produits pétroliers utilisés comme combustibles dans certaines de ses centrales thermiques, et dont les prix sont dictés par le marché mondial. Selon le gouvernement, le coût de production d’une centrale thermique à gasoil est de 200 F CFA/kwh, lequel peut continuer d’augmenter en fonction des cours mondiaux du pétrole brute.
En concentrant la production électrique dans l’hydraulique, les autorités camerounaises ont construit un système fragile et particulièrement vulnérable aux aléas climatiques, mais aussi et surtout très coûteux. Et ces tendances sont appelées à se renforcer, car ces aléas climatiques seront encore plus prononcés à l’avenir.
«Le Cameroun du fait de son exposition, sa sensibilité et de sa faible capacité d’adaptation demeure très vulnérable aux changements climatiques. En effet, le réchauffement climatique est fortement ressenti et les scenarii de projections climatiques récentes font état d’une augmentation des températures dans toutes les cinq zones agroécologiques (ZAE) du pays», reconnaît le gouvernement, dans la Contribution Déterminée au niveau national du Cameroun.
«La ZAE soudano sahélienne (régions du Nord et de l’Extrême-Nord, ndlr), connaitra une augmentation de +0,7° C de température à l’horizon 2025 ; +1,2° C en 2035 ; +2,5° C en 2055 ; +3,6° C en 2075 et +4,8° C en 2100. Dans les quatre ZAE restantes, les augmentations de températures passeront de +0,6° C en 2025 à +3,6° C en 2100» poursuit-il.
Mêmes dérèglements du côté des précipitations, dont «les scénarii prévoient globalement un climat plus sec et moins pluvieux en ZAE soudano sahélienne avec néanmoins une augmentation de 0 à +2% et une concentration des pluies dans l’espace et le temps» selon la Contribution Déterminée au niveau national du Cameroun.
Banque mondiale
«Par contre, en dépit d’un climat plus chaud et humide, il fait relever une régression des pluies de l’ordre de -1 à -5% en ZAE Hautes savanes (région de l’Adamaoua, plus les départements du Mbam dans le Centre et du Lom et Djerem à l’Est, ndlr) et Hauts plateaux (régions de l’Ouest et du Nord-Ouest, ndlr), puis, de -2 à 0% en ZAE forestière bimodale (régions du Centre exception faite des départements du Mbam, de l’Est sauf le département du Lom et Djerem, et du Sud, sauf le département de l’Océan, ndlr) et enfin une augmentation de 0 à +2% en ZAE côtière (régions du Sud-Ouest, du Littoral et le département de l’Océan dans le Sud, ndlr) entre 2021 et 2040 (…). Toutefois, Il faut s’attendre à une forte variabilité des précipitations futures sur l’ensemble du territoire camerounais avec des valeurs de -12 à +20 mm de pluie par mois (de -8 à +17 %) dans les années 2100», prévient le document, qui conclut qu’en ZAE soudano sahélienne, «compte tenu de l’aridité du climat, les sécheresses vont s’intensifier. Il faudra prévoir en moyenne cinq sécheresses par décennie pour un bilan d’au moins 500 morts par évènements dans la ZAE soudano sahélienne (…)»
Dans son Rapport 2022 sur le Climat et le développement au Cameroun, la Banque mondiale établit des prévisions similaires: «L’hydroélectricité et d’autres sources renouvelables présentent un potentiel prometteur, mais on s’attend, de façon générale, à ce que le changement climatique affecte le ruissellement des bassins fluviaux au Cameroun de façon significative, ce qui aura éventuellement des effets sur le potentiel de production d’énergie et la performance économique des projets hydroélectriques. Les impacts du changement climatique sur la Sanaga et d’autres bassins fluviaux pourraient gravement affecter le potentiel de production d’énergie hydroélectrique et la performance économique des projets hydroélectriques au Cameroun».
Ces prévisions sérieuses, tant internes qu’externes, auraient amené n’importe quel décideur, à une vigoureuse stratégie de rééquilibrage du mix électrique, en faveur notamment de la biomasse, dont le Cameroun est particulièrement doté, et dont les coûts mondiaux d’exploitation sont de plus en plus compétitifs. Au lieu de quoi, le gouvernement a plutôt choisi d’accélérer sur l’hydroélectricité. Sur la Sanaga, le seul le bassin qui a été suffisamment inventorié à cette heure, 4000 environ MW de puissance (Song Dong 300 MW ; Natchigal (420 MW) ; Grand Eweng (1800 MW) ; Song Mbenguè (950 MW) ; Kikot (500 MW)) sont annoncés.
De sorte que, dans dix ans, lorsque les prévisions climatiques actuelles seront à l’œuvre avec leurs lots de conséquences, les mêmes dirigeants expliqueront qu’elles sont le fait de «changements climatiques, difficiles à maîtriser par l’Homme».